Le Pr Marie-Ève Rougé-Bugat et Jérôme Béranger
Devant le développement constant de l’e-santé, de la télémédecine, des m-Health, des Big Data médicaux et des applications d’intelligence artificielle, mais aussi face aux changements juridiques qui s’accélèrent et aux ruptures économiques qui s’amplifient, la médecine traditionnelle d’Hippocrate a laissé progressivement la place à une médecine d’ « e-ppocr@te » plus connectée et personnalisée, où les applications numériques s’intègrent de plus en plus dans le parcours « ville-hôpital » du patient. L’émergence des applications digitales au sein des nouveaux parcours coordonnés de soins devient alors cruciale. L’histoire même de la maladie, ainsi que l’organisation sanitaire développée pour améliorer les soins au patient notamment atteint de cancer, permettent de mettre en lumière l’importance des interventions digitales associées au lien « ville-hôpital » et de prendre conscience des enjeux, risques et répercussions éthiques que cela suscite.
PAR le Pr Marie-Ève ROUGÉ-BUGAT,
Professeur des Universités – Département Universitaire de Médecine Générale Toulouse / Université Paul Sabatier Toulouse III
Médecin généraliste – Maison de Santé Pluriprofessionnelle Universitaire (MSPU) « La Providence »
Et Jérôme BÉRANGER
Fondateur d’ADEL (Algorithm Data Ethics Label)
Chercheur (PhD) associé à l’Inserm 1027 – Équipe BIOETHICS – Université Toulouse 3
Auteur de plusieurs ouvrages dont : « Le code éthique algorithmique » (2018, ISTE Editions)
Les médecins de premier recours rédigent un courrier dit d’adressage visant à informer leurs interlocuteurs sur les antécédents, la présentation clinique actuelle, le résultat des différents examens s’il y a lieu, et la suspicion diagnostique. Celui-ci est confié au patient. Le développement de plateformes régionales d’appui ou de gestion des cas permet d’aider les médecins à sélectionner le bon parcours de soin pour les patients dans des situations complexes.
Les différentes étapes de ce parcours sont pour leur part caractérisées par des temps dédiés différents : le patient consulte son médecin généraliste, le diagnostic est posé, son dossier est discuté en Réunion de Concertation Pluridisciplinaire (RCP) entre différents professionnels spécialistes de la prise en charge oncologique. Les expérimentations, notamment sur les myélodysplasies, montrent qu’il est possible et surtout utile d’y intégrer le médecin généraliste du patient concerné de façon dématérialisée (télé ou visio conférence), mais cela se fait au prix d’une organisation très lourde pour l’hôpital comme pour le médecin. Le patient entre ensuite dans le dispositif d’annonce. Un Programme Personnalisé de Soins (PPS) lui est remis puis les traitements spécifiques sont initiés. (Voir figure 1)
En matière d’outils, le Dossier Communicant de Cancérologie (DCC) est une interface de recueil d’information pour les médecins généralistes et les pharmaciens d’officine, et bientôt également pour les infirmiers libéraux. L’élément central en est la synthèse de la RCP, accessible directement via la carte CPS du professionnel sur l’espace numérique des Réseaux Régionaux de Cancérologie (RRC).
Quant à l’annonce médicale, elle ne peut actuellement être numérisée. Dans les projections d’avenir, la précision d’algorithmes de diagnostic ou d’aide à la décision médicale voire à la prescription, seront des apports probablement majeurs qu’il faudra apprivoiser pour les faire entrer dans les pratiques. L’annonce pourra alors s’appuyer en partie sur ces outils.

Pour autant, des programmes comme STaR « Symptom Tracking and Reporting », qui permet aux patients de renseigner les effets indésirables des traitements, ont montré un allongement de la durée de vie et une amélioration de la qualité de vie. Le développement d’une application expérimentale nommée AKO@dom semble être une solution d’accompagnement destinée aux patients atteints d’un cancer métastatique et traités à domicile par thérapie orale. Elle serait initiée par l’oncologue, et permettrait de coordonner et sécuriser la mise en place du traitement en ville.

Dans ces conditions, cette digitalisation inéluctable du parcours « ville-hôpital » des patients atteints de cancer, nous amène à nous interroger sur les aspects à la fois médicaux, technologiques, légaux et éthiques qu’un tel sujet peut avoir sur l’avenir de notre modèle de santé : quels sont les changements que peuvent apporter les applications numériques sur la prise en charge des soins ? Comment exploiter l’ensemble des données recueillies au cours du processus de soins ? Comment faire le lien entre l’ensemble de ces données ? Comment les partager ? Qui y a accès ? Sous quelles formes ? L’information doit-elle être la même pour tous ? Quelles sont les données dont une personne a besoin pour bien décider ou agir ? Comment concilier la nécessité d’échange et de partage, avec le respect de la vie privée et de la confidentialité ? Où trouve-t-on des données de santé fiables et comment faut-il les utiliser dans un souci d’efficience des soins ?
Autant de questions qui suscitent une certaine inquiétude et perte de confiance des acteurs de la santé dans les valeurs-mêmes et l’usage des interventions digitales, entrainant ainsi un sentiment global profondément déstabilisant et une vigilance accrue.
À notre sens, le développement d’outils pratiques, simples et numériques, uniformisés par les instances nationales, permettra probablement d’améliorer leur accessibilité et de donner confiance aux professionnels du premier recours pour la prise en charge des patients atteints de cancer. Il est essentiel que cette médecine digitale réponde à la fois aux attentes des usagers de santé mais également aux exigences des professionnels de santé.
En définitive, cette médecine contemporaine doit obéir, d’une part, à des principes éthiques tels que la bienfaisance, l’autonomie, la non-malfaisance et la justice, et d’autre part, à des règles d’éthique relatives à la transparence, l’explicabilité, la confidentialité, l’intégrité, le bien commun, le respect de la personne, la responsabilité, et la qualité – autant de valeur qui garantissent la crédibilité, la confiance, l’universalité, l’inclusion, la cohérence et la pertinence du digital. Elle doit aussi être utilisable et bénéfique, c’est-à-dire s’intégrer dans un programme accessible de résolutions de problèmes de nature multiple : organisationnelle, stratégique, humaine, sanitaire, territoriale et économique. Avec cette vigilance éthique accrue, nous sommes persuadés que le numérique peut devenir le trait d’union bénéfique dans le lien « ville-hôpital » en aidant les professionnels de santé notamment au moment de l’annonce du diagnostic, et non en les remplaçant.